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Les religieuses américaines: une pratique et un discours de justice
Le mercredi 18 avril 2012, le Vatican avait décidé une réforme complète de la Conférence des religieuses des États-Unis, la Leadership Conference of Women Religious, (LCWR) l’organisme rassemblant plus des 80% des sœurs vivant aux États-Unis (plus de 50 000 membres).
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi du Vatican reprochait notamment aux sœurs de trop « axer leurs travaux sur la pauvreté et l’injustice économique » et leur » absence de soutien aux enseignements de l’Église sur l’ordination des femmes et sur l’homosexualité. » Elle déplorait aussi « leur silence » concernant le droit à la vie de sa conception à la mort naturelle. De fait, le soutien des religieuses à la réforme de la santé du président démocrate qui comprend tout un volet de médecine reproductive et contraceptive – n’est certainement pas étranger à leur recadrage.
Comment allaient-elles réagir ? Elles se sont retrouvées cette été et forte du soutien d’une grande partie de la population des USA, elles ont décidé, certes de rencontrer l’évêque délégué par Rome mais sans aucune soumission, elles gardent le cap fondé sur leur fidélité à l’Evangile et ont même la prétention de faire comprendre à Rome les raisons de leurs options !
Pour prendre la mesure des options de ces religieuses américaines, vous pouvez aller voir la vidéo du discours de Sr Simone Campbell, lors d’un meeting démocrate. C’est en anglais mais la traduction française est en dessous. Quelle fougue. C’est un moment de bonheur de voir l’engagement de cette religieuse, sa joie, son audace. Ce discours a été mis en ligne grâce au site du Comité de la Jupe que nous avons mis en lien de notre blog.
Ci-dessous, vous trouverez aussi l’intégralité du discours de la Présidente de la LCWR, Sr Pat Farrel : un texte magnifique.
Voici un extrait pour vous donner envie de tout lire :
« Nous pouvons vivre dans la joie de l’espérance parce qu’il n’y a pas d’herbicide
politique ou ecclésiastique qui puisse étouffer le mouvement de l’Esprit de Dieu. Notre
espérance est dans la puissance de Dieu, une puissance absolument impossible à endiguer.
Et c’est ainsi que nous vivons l’espérance joyeuse, prêtes à être de mauvaises herbes toutes
tant que nous sommes. Nous vivons de la puissance de la mort et de la résurrection de Jésus.
Je garde au coeur une expression de cette foi, qui remonte à l’époque de la dictature au
Chili : Pueden aplastar algunas flores, pero no pueden detener la primavera. Ils peuvent
écraser quelques fleurs, mais ils ne peuvent pas retarder le printemps. »
Les virages et l’art de naviguer
Pat Farrell, OSF
Allocution de la présidente, Assemblée 2012 de la LCWR
L’allocution que je vais vous donner n’est pas celle que j’avais imaginée. Après la sérénité
contemplative de notre assemblée de l’été dernier, j'envisageais simplement de développer,
du point de vue de la vie religieuse contemporaine, certains aspects de la nouveauté que
Dieu continue de susciter. De fait, la nouveauté s’est imposée à nous. Mais je ne pensais pas
vraiment à l’évaluation doctrinale.
Il s’est manifestement produit un virage ! Un mouvement important dans l’Église, dans le
monde, a atterri chez nous. Nous vivons un temps de crise, ce qui est déjà porteur d’espoir.
Notre conférencière principale Barbara Marx Hubbard l’a bien montré, la crise précède la
transformation. Il semblerait qu’une transformation ecclésiale, voire une transformation
cosmique, cherche à percer. L’évaluation doctrinale que nous avons reçue nous donne
l’occasion d’y contribuer. Nous n’avons pas recherché cette controverse. Mais je ne pense
pas qu’elle nous soit arrivée par hasard. La visite apostolique a galvanisé la solidarité parmi
nous. Notre réflexion sur la vie contemplative a fait mûrir notre profondeur spirituelle. Ce
sera bientôt le 50e anniversaire de Vatican II. Pour nous qui avons pris à coeur le Concile et
qui avons été façonnées par lui, c’est très important ! Autant de signes qui nous font
reconnaître avec une clarté émouvante que nous vivons une heure bien différente. Je vois
que ma prière, ces jours-ci, prend souvent la forme des lamentations. Oui, un déplacement
s’est produit ! Et nous voici dans l’oeil d’un cyclone ecclésial, sous les projecteurs, un micro
planté devant nous. À quoi sommes-nous invitées, où est l’occasion à saisir, la responsabilité
à prendre? Notre énoncé de mission nous rappelle que le temps qui nous est donné est
sacré, que l’autorité dont nous sommes investies est un don et que les défis qui se
présentent sont des grâces.
Je pense que ce serait une erreur d’accorder une importance démesurée à l’évaluation
doctrinale. Nous ne pouvons pas la laisser accaparer une trop grande part de notre temps et
de notre énergie, nous distraire de notre mission. Ce n’est pas la première fois qu’une forme
de vie religieuse heurte l’Église institutionnelle. Et ce ne sera pas non plus la dernière. Nous
avons vu une visite apostolique, la Commission Quinn, l’intervention du Vatican à la CLAR et
chez les Jésuites. Plusieurs des fondateurs et des fondatrices de nos instituts ont dû lutter
longuement pour obtenir la reconnaissance canonique. Certaines, certains ont même été
réduits au silence ou excommuniés. Quelques-uns, comme Mary Ward et Mary McKillop,
furent ensuite canonisées. Il y a une tension existentielle inhérente aux rôles
complémentaires de la hiérarchie et des religieux, et il est peu probable qu’elle disparaisse.
Dans un monde ecclésial idéal, ces différents rôles sont assumés sous une tension créatrice,
dans le respect et l’appréciation mutuels, en un contexte de dialogue ouvert, pour
l’édification de l’Église universelle. L’évaluation doctrinale semble indiquer que nous ne
vivons pas aujourd’hui dans un monde ecclésial idéal.
Je pense aussi que ce serait une erreur de sous-estimer l’importance de l’évaluation
doctrinale. L’impact historique de ce que nous vivons est évident pour chacune de nous. Il
ressort du soin avec lequel les membres de la LCWR ont su réagir et ne pas réagir, en
s’efforçant de parler d’une seule voix. Nous l’avons perçu lors d’entretiens privés avec des
prêtres et des évêques inquiets. Cela transparaît dans la vague d’appuis que nous recevons
de nos frères religieux et des laïcs. De toute évidence, ils partagent notre inquiétude devant
l’intolérance face aux opinions divergentes de personnes dont la conscience est éclairée, ou
devant le rôle étriqué qu’on continue de réserver aux femmes. Voici quelques extraits de
l’une des nombreuses lettres que j’ai reçues : « Je vous écris parce que j’observe ce qui se
passe à ce moment charnière dans l’histoire spirituelle de notre planète. Je crois que tous les
fidèles catholiques se doivent de se joindre à vos efforts et qu’il faut traiter cette crise
comme le catalyseur qui déclenchera au 21e siècle un débat ouvert en lâchant un courant
d’air frais sur toutes les verrières du pays. » Oui, les enjeux sont considérables. Dans tout
cela, nous ne pouvons qu’avancer dans la véracité et dans l’intégrité. Espérons que nous
saurons le faire dans un esprit qui contribuera au bien de la vie religieuse partout dans le
monde et à la guérison de l’Église fragmentée que nous aimons tant. Ce n’est pas simple.
Nous sommes sur la corde raide. Heureusement, nous avançons ensemble.
À la lumière de la communication de Barbara Marx Hubbard, il est facile de voir dans ce qui
se joue à la LCWR le microcosme d’un monde en évolution. Niché dans le vaste changement
de paradigme en cours aujourd’hui. L’effondrement et la percée cosmiques que nous visons
nous offrent un contexte plus large. Nombre d’institutions, de traditions et de structures
semblent se dessécher. Pourquoi? Je pense que les assises philosophiques de notre façon
d’organiser la réalité ne tiennent plus. La famille humaine est mal servie par l’individualisme,
le patriarcat, l’obsession de la rareté ou la concurrence. Le monde fait éclater les structures
dualistes (supérieur/inférieur, gagner/perdre, bon/mauvais, domination/soumission).
Émergent à leur place l’égalité, la communion, la collaboration, la synchronicité,
l’expansivité, l’abondance, l’intégrité, la mutualité, l’intuition et l’amour. Ce virage, quoique
douloureux, est une bonne nouvelle ! Il annonce un avenir porteur d’espérance pour notre
Église et notre monde. Élément naturel du progrès de l’évolution, il ne nie et ne sous-estime
aucunement ce qui a précédé. Et il n’y a pas lieu non plus de craindre les mouvements
cataclysmiques de la spirale du changement autour de nous. Il suffit de prendre conscience
de ce mouvement, de s’y glisser et de se laisser porter par lui. En fait, toute la création gémit
dans les douleurs d’un grandiose enfantement. L’Esprit de Dieu continue de planer sur le
chaos. Ce qu’exprime le poème bien connu de Christopher Fry :
Le coeur humain est capable d’aller jusqu’au bout avec Dieu.
Il peut faire froid, il peut faire nuit
Mais ce n’est pas l’hiver.
La glace de la misère des siècles se fissure, se brise, se met en marche.
Le tonnerre qui gronde est celui de la banquise.
Le dégel, le déluge, l’éclosion du printemps.
Dieu soit loué, ce temps est à nous:
Le mal se dresse devant nous de toutes parts
Il ne partira pas que lorsque nous aurons osé
Faire le plus grand pas spirituel qu’on ait jamais fait :
L’enjeu est désormais à la mesure de l’âme.
Le projet, c’est l’exploration de Dieu… Christopher Fry – A Sleep of Strangers
J’aimerais vous suggérer quelques façons de naviguer à travers les changements grands et
petits que nous connaissons. Depuis l’avenir, Dieu nous appelle. Je suis convaincue qu’on est
en train de nous préparer à une nouvelle irruption du Règne de Dieu. Qu’est-ce qui peut
nous y préparer? Peut-être trouvons-nous des réponses dans notre ADN spirituel. Des outils
qui nous ont servi pendant des siècles sont encore, me semble-t-il, une boussole capable de
nous guider aujourd’hui. Examinons-en quelques-uns, un par un.
1. Comment naviguer? Grâce à la contemplation
Comment pourrions-nous aller de l’avant sinon en partant d’une prière profonde? Nos
vocations, nos existences commencent et culminent dans le désir de Dieu. Pendant toute
une vie, nous avons été attirées par l’union au mystère divin. La Présence est notre véritable
demeure. Le chemin de la contemplation, que nous avons suivi ensemble, est la voie la plus
sûre vers l’obscurité à travers laquelle Dieu nous guide. Dans l’impasse, seule la prière crée
l’espace où puisse émerger ce qui veut se manifester. Nous sommes aujourd’hui dans
l’impasse. Il nous faut recueillir notre sagesse collective. Elle germe dans le silence, comme
nous l’avons vu pendant les six semaines qui ont suivi la publication du mandat de la
Congrégation pour la doctrine de la foi. Nous attendons que Dieu sculpte en nous un savoir
plus profond. Nous prions avec Jan Richardson :
Tu nous évides, Seigneur, pour que nous puissions te porter, et tu ne cesses de nous
combler pour nous vider à nouveau. Adoucis nos espaces intérieurs et rends-les
vigoureux pour que nous puissions t’accueillir avec moins de résistance et te porter
avec plus de profondeur et de grâce.
Voici une image de la contemplation : 1 la prairie. Les racines de l’herbe des prairies sont
extraordinairement profondes. L’herbe des prairies enrichit la terre. C’est elle qui produit le
sol fertile des Grandes Plaines. Les racines profondes font respirer le sol et se décomposent
en un humus aussi riche que fécond. Remarquez qu’une prairie en bonne santé doit être
incendiée régulièrement. 2 Elle a besoin de la chaleur du feu et de la combustion de l’herbe
pour faire remonter à la surface du sol les nutriments des racines profondes, qui
alimenteront les nouvelles pousses. Ce brûlis me rappelle une autre image. Il y a en Australie
une sorte d’eucalyptus dont la graine ne peut germer que lors d’un incendie de forêt. La
chaleur intense fissure la coque de la graine et lui permet de se développer. Peut-être y a-t-il
aussi en nous de profonds replis de notre être qui ne peuvent être activés que lorsque nous
sommes dépouillées de couches plus superficielles. Nous sommes émondées et purifiées
dans la nuit obscure. La contemplation et le conflit nous meulent tel un paillis pour nous
rendre fécondes. Et comme l’incendie de la prairie fait remonter à la surface l’énergie
emmagasinée dans les racines, la contemplation nous pousse à l’action fructueuse. C’est le
semis, la pépinière de la vie prophétique. Dieu s’en sert pour nous façonner et nous affermir
en vue de ce qu’il faut aujourd’hui.
2. Comment naviguer? D’une voix prophétique
La vocation à la vie religieuse est par nature prophétique et charismatique, elle offre un style
de vie alternatif à celui de la culture dominante. L’appel de Vatican II, que nous avons
entendu et suivi si consciencieusement, nous exhortait à répondre aux signes de notre
temps. Pendant cinquante ans, les religieuses des États-Unis ont essayé de le faire, d’être
une voix prophétique. Rien ne garantit, toutefois, que nous puissions être prophétiques du
seul fait de notre vocation. La prophétie est à la foi un don de Dieu et le fruit d’une ascèse
rigoureuse. Il faut que notre enracinement en Dieu soit assez profond et notre lecture du
réel assez claire pour devenir voix de la conscience. Il est habituellement facile de
reconnaître la voix prophétique authentique. Elle a la fraîcheur et la liberté de l’Évangile :
ouverte, elle prend le parti des sans-droits. La voix prophétique ose la vérité. On l’entend
souvent dans la remise en question de l’autorité établie, dans le dévoilement de la
souffrance humaine et des besoins restés sans réponse. Elle conteste les structures qui
excluent les uns au profit des autres. La voix prophétique appelle à l’action et au
changement.
En considérant de nouveau les virages grands et petits de notre temps, à quoi ressemblerait
une réponse prophétique à l’évaluation doctrinale? Je pense qu’elle serait humble, mais
sans servilité; enracinée dans la conviction de ce que nous sommes, mais sans pharisaïsme;
sincère, mais dans la douceur et sans aucune crainte. Elle poserait des questions pertinentes.
Sommes-nous invitées à un émondage nécessaire, et y serions-nous ouvertes? Cette
évaluation doctrinale traduit-elle une inquiétude ou veut-elle être une reprise en mains?
L’inquiétude naît de l’amour et appelle à l’unité. La reprise en mains par la peur et
l’intimidation serait un abus de pouvoir. La légitimité institutionnelle que nous confère la
reconnaissance canonique nous permet-elle de vivre de manière prophétique? Nous donnet-
elle la liberté de poser les questions que se posent des consciences éclairées? Sait-elle
accueillir les réactions d’une Église qui prétend respecter le sensus fidelium, le sens des
fidèles? Comme le dit Bob Beck, « un corps social qui ne dispose pas de mécanisme pour
enregistrer le dissentiment est comme un organisme qui ne sentirait pas la douleur. Il n’a
aucun moyen de capter les réactions qui indiquent que ça ne va pas. Par ailleurs, un corps
social qui ne vit que du dissentiment est aussi dysfonctionnel qu’un organisme en état de
douleur constante : les deux ont besoin de soins. »
Quand je pense à la voix prophétique de la LCWR, je me rappelle notamment la déclaration
sur le discours civil de notre assemblée de 2011. Dans le contexte de l’évaluation doctrinale,
elle prend à mes yeux une tout autre portée. Saint Augustin a décrit ce que doit comporter
le discours civil : « De part et d’autre, renonçons à l’arrogance. Ne prétendons, ni les uns ni
les autres, avoir déjà découvert la vérité. Cherchons ensemble quelque chose que nous ne
connaissons pas. Car ce n’est que de cette façon que nous pouvons chercher, dans l’amour
et la tranquillité, sans l’orgueilleuse présomption de la découverte et de la possession. »
De même, à quoi ressemblerait une réponse prophétique aux grands changements de
paradigmes de notre époque? J’espère qu’elle comporterait à la fois de l’ouverture et une
pensée critique, tout en nourrissant l’espérance. Nous pouvons revendiquer l’avenir que
nous désirons et agir en conséquence dès maintenant. Il y faut la discipline de choisir sur
quel objet concentrer notre attention. Si, comme le suggère la neurologie, notre cerveau
reçoit tout ce sur quoi nous nous concentrons comme une invitation à le faire advenir, les
images et les visions avec lesquelles nous vivons revêtent une grande importance. Nous
devons donc engager activement notre imagination pour qu’elle façonne des visions
d’avenir. Rien de ce que nous faisons n’est insignifiant. La moindre décision courageuse,
consciente, peut contribuer à la transformation du tout. Ce sera, par exemple, le choix
d’investir notre énergie dans ce qui nous paraît le plus authentique, et de cesser de nous
investir dans ce qui ne l’est pas. Ce genre d’intentionnalité est ce que Joanna Macy appelle
l’espérance active. Elle est à la fois créatrice et prophétique. Dans la difficile période de
transition que nous traversons, l’avenir a besoin de notre imagination et de notre espérance.
Pour reprendre les mots du poète français Edmond Rostand, « C’est la nuit qu’il est beau de
croire à la lumière; il faut forcer l’aurore à naître en y croyant. »
3. Comment naviguer? Dans la solidarité avec les marginalisés
Nous ne pouvons vivre une vie prophétique sans être proches de ceux et celles qui sont
vulnérables et marginalisés. Avant tout, c’est là notre place. Notre mission consiste à nous
donner dans l’amour, en particulier à ceux qui sont le plus dans le besoin. C’est ce que nous
sommes en tant que religieuses. Mais en outre, le point de vue des marginaux est un lieu
privilégié de rencontre avec Dieu, qui a toujours préféré les exclus. Il y a une sagesse
précieuse à glaner de ceux et celles qui vivent dans la marge. Les êtres humains vulnérables
nous mettent plus étroitement en contact avec la vérité de notre condition humaine, avec
son désordre et ses limites, sa fragilité, son incomplétude et ses inévitables difficultés. Faite
dans ce milieu, l’expérience de Dieu en est une de miséricorde absolument gratuite et
d’amour libérateur. Les gens qui vivent dans la marge sont moins capables et moins soucieux
de sauver les apparences, et ils ont souvent le don d’appeler les choses par leur nom. Le fait
de vivre parmi eux peut nous aider à nous situer dans la vérité sans nous bercer d’illusions.
Nous avons besoin de voir ce qu’ils voient pour devenir des voix prophétiques pour notre
monde et notre Église en même temps que nous nous efforçons d’équilibrer notre vie à la
périphérie avec notre fidélité au centre.
Collectivement, les religieuses ont une expérience aussi vaste que variée du ministère dans
la marge. N’avons-nous pas eu le privilège de nous tenir avec les populations opprimées? Ne
nous ont-elles pas enseigné ce qu’elles ont dû apprendre pour survivre : la résilience, la
créativité, la solidarité, l’énergie de la résistance et la joie? Ceux et celles qui vivent la perte
jour après jour peuvent nous apprendre à vivre le deuil et à lâcher prise. Ils nous font aussi
comprendre à quel moment il ne suffit plus de lâcher prise. Il y a des structures d’injustice et
d’exclusion qu’il faut démasquer et éliminer systématiquement. Voici une image de
démantèlement actif. Ces photos ont été prises à Suchitoto, au Salvador, le jour de la
célébration des accords de paix. 4 5 Ce matin-là, les gens sont venus de chez eux avec des
marteaux piqueurs et ils ont entrepris d’abattre les bunkers, de démanteler la machinerie de
la guerre. 6
4. Comment naviguer? Grâce à la communauté
Les religieuses ont pu prendre plusieurs virages au fil des années parce qu’elles ont navigué
ensemble. Nous sommes les unes pour les autres une grande force ! 7 Au cours des
cinquante dernières années, depuis Vatican II, notre vie communautaire a changé de
manière spectaculaire. Ça n’a pas été facile, et la situation continue d’évoluer, car aux États-
Unis nous devons relever le défi de faire communauté au sein d’une culture individualiste.
Néanmoins, nous avons appris de précieuses leçons.
Nous qui assumons des fonctions d’autorité devons constamment relever le défi de
respecter un large éventail d’opinions. Nous avons beaucoup appris sur la vie
communautaire dans la diversité et sur la célébration des différences. Nous en sommes
venues à faire confiance aux opinions divergentes qui nous ouvrent une voie puissante vers
une plus grande clarté. Notre engagement envers la communauté nous oblige à le faire, car
c’est ensemble que nous recherchons le bien commun.
Nous sommes réellement passées, dans nos congrégations, d’un mode de vie hiérarchisé à
un modèle plus horizontal. C’est vraiment étonnant, surtout si on se rappelle la rigidité que
nous avions connue. Les structures de participation et les modèles de gouvernement en
collaboration que nous avons élaborés ont été libérateurs [empowering] et porteurs de vie.
Ces modèles pourraient bien être le don, le cadeau que nous avons à offrir aujourd’hui à
l’Église et au monde.
L’évolution de notre expérience communautaire nous a amenées à modifier notre façon de
comprendre l’obéissance. Voilà qui revêt pour nous une importance primordiale au moment
de discerner notre façon de réagir à l’évaluation doctrinale. Comment en sommes-nous
venues à comprendre ce que signifie l’obéissance libre et responsable? Une réponse intègre
au mandat doit naître de notre façon de comprendre ce qu’est la fidélité créatrice. La
Dominicaine Judy Schaefer a remarquablement articulé les fondements théologiques de ce
qu’elle appelle « l’obéissance en communauté » ou « l’attention des disciples ». Ces
catégories reflètent l’expérience postconciliaire que nous avons faite du discernement et de
la prise de décision communautaires comme formes d’obéissance dans la fidélité. « Ce n’est,
dit-elle, que lorsque toutes participent activement à l’écoute active que la communauté peut
être assurée qu’elle est restée ouverte et obéissance à la plénitude de l’appel et de la grâce
de Dieu à chaque instant de son histoire. » N’est-ce pas ce que nous avons fait dans cette
assemblée? La communauté est encore une boussole au service de notre navigation. Notre
monde a changé. Je célèbre la chose avec vous en reprenant un poème d’Alice Walker, tiré
d’un ouvrage intitulé Hard Times Require Furious Dancing [Les temps difficiles appellent une
danse frénétique] :
Le monde a changé
Le monde a changé :
Éveillez-vous et respirez
tout ce qui est devenu possible.
Le monde
a changé :
Il n’a pas changé
sans vos prières,
sans votre détermination
à croire
en la libération
et en la bonté;
sans votre danse
à travers
toutes ces années
où il n’y avait pas
de rythme.
Le monde a changé :
Il n’a pas changé
sans votre présence,
votre amour sauvage
de vous-mêmes
et du cosmos,
il n’a pas changé
sans votre force.
Le monde a changé :
Éveillez-vous !
Faites-vous le cadeau
d’un jour
nouveau.
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5. Comment naviguer? Sans violence
L’effondrement et la percée d’un changement de paradigme massif forment un processus
violent. Ce processus appelle la force intérieure d’une réponse non violente. Jésus est en
cela notre modèle. Son inclusivité radicale a eu de graves conséquences. Il fut rejeté
violemment parce qu’il menaçait l’ordre établi. Mais il n’y a personne qu’il ait déclaré son
ennemi et il a aimé ceux qui le persécutaient. Jusque dans la défaite apparente de la
crucifixion, Jésus n’est jamais devenu victime. Il s’est tenu devant Pilate en affirmant qu’il
avait le pouvoir de donner sa vie, et que personne ne la lui arrachait.
À quoi ressemble donc la non-violence pour nous? Ce n’est certainement pas la passivité de
la victime. Elle nous pousse à résister, au lieu de collaborer avec le pouvoir abusif. Mais elle
suppose qu’on accepte la souffrance au lieu de la refiler à d’autres. Elle refuse d’humilier, de
condamner, de menacer ou de diaboliser. En fait, la non-violence exige de nous que nous
apprivoisions notre part d’ombre et de fragilité au lieu de la projeter sur autrui. Ce qui nous
renvoie à l’unité fondamentale qui nous relie les unes aux autres, même en situation de
conflit. La non-violence est créatrice. Elle refuse d’accepter les ultimatums et les prétendues
impasses sans faire appel à l’imagination pour les recadrer. Le cas échéant, j’ai bon espoir
que nous saurons reconnaître le comportement dommageable et y résister sans rendre le
mal pour le mal. Nous pouvons absorber un certain niveau de négativité sans en faire un
drame, en choisissant de prévenir l’escalade et les coups en retour. Ce que j’espère, c’est
qu’un certain niveau de violence au moins s’arrêtera grâce à nous.
Voici un paratonnerre. 9 La foudre, la décharge électrique provoquée par le choc des
masses d’air froid et d’air chaud, peut détruire pratiquement tout ce qu’elle frappe. 10 Le
paratonnerre protège en attirant la décharge, en la canalisant et en la dirigeant vers le sol.
Le paratonnerre ne retient pas l’énergie destructrice, mais lui permet de plonger vers la
terre pour s’y transformer. 11
6. Comment naviguer? En vivant la joie de l’espérance
L’espérance joyeuse est la caractéristique du disciple authentique. Nous attendons un
avenir plein d’espérance face à tout ce qui semble annoncer le contraire. L’espérance nous
rend attentives aux signes de l’avènement du Règne de Dieu. Jésus décrit le règne à venir en
prenant la parabole de la graine de moutarde.
Arrêtons-nous un instant à considérer ce que nous savons de la moutarde. Même si on peut
en faire la culture, la moutarde est une plante envahissante, une mauvaise herbe en somme.
12 L’image que vous voyez représente une variété de moutarde qui pousse dans le Midwest
américain. Certains exégètes nous disent que lorsque Jésus parle de la minuscule graine de
moutarde qui devient un arbre assez grand pour que les oiseaux du ciel viennent y faire leur
nid, il est probablement en train de badiner. 13 Il est ridicule d’imaginer des oiseaux en
train de se construire un nid sur le frêle arbrisseau qu’est la moutarde. Ce que Jésus veut
dire, c’est probablement quelque chose comme : Écoutez, ne vous imaginez pas qu’en
venant à ma suite vous allez devenir comme de grands arbres. Ne comptez pas devenir des cèdres du Liban ou quoi que ce soit qui ressemble à un puissant empire. Mais même le plant de moutarde, flexible et courbé, peut porter la vie. La moutarde est le plus souvent une mauvaise herbe. 14 D’accord, la fleur est belle et c’est une plante médicinale. Elle est savoureuse et elle a des vertus thérapeutiques. 15 On peut la cueillir pour la guérison, c’est
sa plus grande valeur. Mais la moutarde est habituellement tenue pour une mauvaise herbe.
16 Elle pousse n’importe où, sans permission. Et le plus remarquable, c’est qu’elle est
impossible à contenir. Elle prolifère et peut envahir des champs entiers de cultures. 17 On
pourrait même dire que cette petite nuisance était illégale au temps de Jésus. Il y avait des
lois qui prescrivaient où il fallait la planter, dans l’espoir dans contrôler la prolifération.
Bien, que conclure en voyant Jésus recourir à cette image pour décrire le Règne de Dieu?
Pensez-y. Nous pouvons vivre dans la joie de l’espérance parce qu’il n’y a pas d’herbicide
politique ou ecclésiastique qui puisse étouffer le mouvement de l’Esprit de Dieu. Notre
espérance est dans la puissance de Dieu, une puissance absolument impossible à endiguer.
En nous engageant à vivre notre vie radicalement à la suite de Jésus, nous pouvons nous
attendre à passer pour une mauvaise herbe qu’il faut absolument chercher à contenir. 18 Si
les mauvaises herbes du Règne de Dieu sont sarclées quelque part, elles repoussent ailleurs.
Il me semble entendre Monseigneur Romero : « Si on me tue, je ressusciterai dans le peuple
salvadorien. »
Et c’est ainsi que nous vivons l’espérance joyeuse, prêtes à être de mauvaises herbes toutes
tant que nous sommes. Nous vivons de la puissance de la mort et de la résurrection de Jésus.
Je garde au coeur une expression de cette foi, qui remonte à l’époque de la dictature au
Chili : Pueden aplastar algunas flores, pero no pueden detener la primavera. Ils peuvent
écraser quelques fleurs, mais ils ne peuvent pas retarder le printemps.
RÉFÉRENCES
Michael W. Blastic, OFM Conv., « Contemplation and Compassion: A Franciscan
Ministerial Spirituality ».
Robert Beck, Homélie pour le 15e dimanche du Temps ordinaire, le 15 juillet 2012,
Mount St. Francis, Dubuque (Iowa).
Judy Cannato, Field of Compassion: How the New Cosmology is Transforming Spiritual
Life, Notre Dame (Indiana), Sorin Books, 2010.
Barbara Marx Hubbard, Conscious Evolution: Awakening the Power of Our Social
Potential, Novato (Californie), New World Library, 1998.
Joanna Macy et Chris Johnstone, How to Face the Mess We’re in Without Going
Crazy, Novato (Californie), New World Library, 1998.
Jan Richardson, Night Visions: Searching the Shadows of Advent and Christmas,
Wanton Gospeller Press, 2010.
Judith K. Schaefer, The Evolution of a Vow: Obedience as Decision Making in
Communion, Piscataway (New Jersey), Transaction Publishers.
Margaret Silf, The Other Side of Chaos: Breaking Through When Life is Breaking
Down, Chicago, Loyola Press, 2011.
Alice Walker, Hard Times Require Furious Dancing, Novato (Californie), New World
Library, 2010.
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