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Pères nourriciers?
Prises entre le marteau et l’enclume, nous voilà passées au rouleau compresseur de postures
idéologiques qui bloquent toute recherche impartiale, et ne permettent aucune réflexion.
Après les propos de pompier pyromane d’un archevêque, qui nous promet une société apocalyptique (à lui aussi nous pourrions demander« sommes-nous en état de siège ? »), on nous signale les propos pour le moins surprenants d’une association pour l’homoparentalité.
Dans une rubrique de questions-réponses, à l’interrogation « deux mamans, pourquoi pas ; mais deux papas ? », il est répondu entre autres ceci, pour justifier qu’un enfant puisse avoir deux hommes comme parents :
« Rappelons nous que voici quelques décennies (sic), les mères bourgeoises confiaient leurs enfants à des nourrices, sans pour autant leur porter préjudice »
Tout d’abord, quelques décennies, cela signifie 40, au plus 50 ans en arrière. Dans les années 1960, la pratique des nourrices avait totalement disparu, si ce n’est quelques nurses à domicile dans les beaux quartiers. Mais c’est l’absence prétendue de préjudice qui nous a donné envie d’effectuer un bref rappel historique du sort des enfants mis en nourrice :
L’habitude de faire élever ses jeunes enfants en nourrice dés la naissance, commence discrètement en Europe à partir du Xème siècle, pour augmenter progressivement jusqu’au XIVème siècle, où apparaissent les premiers écrits concernant cette pratique.
Mais au XVIème siècle, beaucoup de mères allaitent encore elles mêmes leurs enfants.
En France, le plein essor des mises en nourrice se situe au XVIIIème siècle, avec une densité maximale au XIXème siècle.
Notre pays a été celui où cette habitude a été la plus fréquente, et aussi celui où elle a causé un véritable « gâchis de vies humaines » peu à peu dénoncé par chroniqueurs, philosophes et médecins.
Si la cause de cette pratique a d’abord été économique, touchant les épouses d’artisans, de commerçants, de maîtres ouvriers, qui avaient besoin de continuer à travailler avec leur mari pour la survie familiale ; le phénomène a bientôt touché toutes les classes sociales : des aristocrates, occupées par une vie mondaine, en passant par les bourgeoises, qui sans doute voulaient les imiter ; les commerçantes, et jusqu’aux épouses de compagnons ; toutes les jeunes accouchées des villes ont massivement envoyé leurs bébés en nourrice.( Précisons qu’il n’existait à l’époque aucune alternative au lait de femme)
A cela il faut ajouter les enfants illégitimes et abandonnés, envoyés en nourrice par des hospices souvent peu regardants sur les qualités des femmes recrutées.
« Ce qu’on a appelé l’allaitement mercenaire », nous dit Emmanuel Le Roy Ladurie dans une étude sur le sujet, « est responsable d’une véritable hécatombe. Objectivement, c’est de l’infanticide ».
En effet, les conditions sont telles que les enfants, dans une effarante proportion, meurent. Pourquoi ?
Plus la famille était modeste, plus l’enfant était placé loin. Un nombre important de nourrices était recruté à la campagne. Philippe Aries (L’enfant et sa famille sous l’Ancien Régime) comme Elisabeth Badinter (L’Amour en Plus) ont décrit avec réalisme les charrettes de transporteurs de bébés vers les campagnes, qui circulent été comme hiver, en laissant tomber quelques uns au passage, les laissant exposés au froid et aux intempéries diverses. Certains enfants sont déjà morts ou mourants à l’arrivée. Les nourrices campagnardes doivent continuer à vaquer aux travaux des champs, l’enfant ne leur procure qu’un petit revenu supplémentaire, aussi, elles le pendent souvent à un crochet à l’abri des animaux, où il croupit dans son maillot jusqu’à la prochaine tétée…partagée avec le bébé de la nourrice.
Certaines nourrices, dites « nourrices sèches », des veuves impécunieuses, souvent, nourrissaient les enfants de sortes de bouillies administrées par le moyen d’une corne (l’ancêtre du biberon), sans aucune hygiène, et les décès par maladie ou malnutrition étaient courants. On ignorait tout, à l’époque, des besoins des nouveau-nés et des règles d’asepsie.
On peut imaginer aussi que la séparation brutale d’avec leur mère rendait les nourrissons encore plus vulnérables.
Cependant, Rousseau a du être témoin de ces élevages meurtriers, car dans « l’Emile », il insiste bien sur la nécessité pour les mères d’allaiter leurs propres enfants, et le plaisir qu’elles en retireront. Il évoque la continuité entre la grossesse et l’allaitement, et les bénéfices que mère et enfant peuvent tirer de ce lien. Idées révolutionnaires qui ne remportent pas grand succès !
En 1900, la moitié des enfants de France étaient encore élevés en nourrice ; 1/3 pour les enfants de parisiens, 1 sur 10 dans les petites villes.
Pourtant, la surmortalité des enfants chez les nourrices campagnardes (au XVIIIème siècle, on avance le chiffre de 52% d’enfants français décédés entre la naissance et 6 ans !) finit par provoquer quelque émoi : en 1874, la loi Roussel « pour la protection et la vie des enfants de moins de deux ans » institue la surveillance des nourrices.
Au XIXème siècle, la bourgeoisie renonce à l’envoi chez des nourrices mercenaires difficiles à contrôler. On recrute alors des nourrices à domicile, bourguignonnes ou bretonnes, trouvées soit par le bureau de placement des nourrices, soit par relations.
Pour être plus sûre, cette pratique est aussi cruelle : la nourrice est obligée d’abandonner son propre nourrisson à une autre femme, elle même allaitante, et souvent plus pauvre. Certains y ont vu à juste titre un des aspects de l’exploitation d’une classe sociale par l’autre.
L’enfant lui aussi s’attache à cette nourrice, parfois plus qu’à sa mère ; et la voilà renvoyée chez elle dés qu’il est sevré ! Beaucoup de témoignages concordent pour donner le récit de situations douloureuses, mais tellement banalisées que les protagonistes étaient dans l’incapacité d’exprimer leur désarroi.
Peu à peu, une meilleure connaissance des besoins de l’enfant, des mécanismes physiologiques et psychologiques de l’allaitement, puis la découverte du lait en poudre, ramèneront les enfants dans les bras de leur mère.
Freud a été le premier médecin à évoquer la notion de plaisir réciproque de la mère allaitante et de son bébé.
Malheureusement, médecins hygiénistes et moralistes transformeront vite ce plaisir en devoir, enfermant les mères bourgeoises au foyer, et tentant d’y faire rentrer les ouvrières. Mais n’était-il pas concevable qu’on veuille arracher ces femmes à la condition épuisante des travailleurs des manufactures ? De cette volonté viennent les lois de 1910 sur les congés de maternité et d’allaitement des travailleuses…
La référence aux nourrices paraît pour le moins hâtive et hasardeuse si on veut affirmer qu’une mère n’est pas indispensable ; mais c’est surtout un immense pas en arrière quant aux découvertes scientifiques et psychanalytiques sur les relations in utéro et les relations mère-enfant.
Alors, naïveté, ignorance ; ou tentative d’escroquerie intellectuelle ?
A vous de juger…
Michelle.C.Drouault
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